10 mines d’argent égarées à Kussara

Irfan Albayrak et Hakan Erol, dans « Kültepe Tabletleri IX-a », ont publié les archives de Buzutaya et de Lipit-Istar trouvées à Kanès, en Turquie. Celle de Lipit-Istar est un petit ensemble de 27 tablettes. Lipit-Istar, fils de Lahum, avait plusieurs frères dont Ahiya.

Les faits
La tablette identifiée Kt. C/k 882 termine l’archive de Lipit-Istar et laisse supposer qu’une perte de 10 mines d’argent à Kussara a terminé les carrières commerciales des deux frères : « Lipit-Istar nous a retenu contre Ahiya, et Lipit-Istar a dit à Ahiya : « Les 10 mines d’argent d’Ah-salim pour la ville (Assur), vous les avez apportées à votre représentant et à moi et nous avons fait les affaires commerciales ensemble et je vous ai montré la marchandise à Kussara et vous avez dit : « Je ne me souviens plus ! Vous avez pris mon certificat d’argent de 15 mines pour cette propriété. […] j’ai enregistré » De Puzur-Istar : « […] je te l’ai donné à Kussara. Même si tu ne m’as donné aucun bien, tu as dit : « je t’ai donné ». Envoyez ici l’étain et les marchandises que vous m’avez promises, scellées du sceau de mon représentant Puzur-Istar ! Que puis-je dire de plus ! Sur ces paroles, le karum de Kanès nous a livré son témoignage. Nous avons rendu notre témoignage devant le poignard du Dieu Assur. Témoin Puzur-Adad fils de Su-Nunu, témoins Ili-bani fils d’Amur-Istar. […] fils de Buzuzu est notre collègue. »
Il est probable que le poignard du dieu Assur ait été utilisé : Si Lipit-Istar apparaît dans des textes ultérieurs, il n’en est pas de même pour son frère Ahiya.
Il se trouve que, dans l’archive de Buzutaya, plus conséquente et contemporaine de celle de Lipit-Istar, une tablette (Kt. C/k 1519) fait aussi référence à perte de 10 mines d’argent : « Enna-Suen a identifié Istar-bani comme témoin dans l’affaire de Wahsusana : Assur-emuqi a donné au bureau du karum ce nom de personne, qu’il a trouvé dans un document appartenant à Enna-Suen, fils de Su-Anum. C’est le prix de 9 1/2 talents et 3 mines de cuivre lavé que Belanum a apporté à Purushattum, qui était de 10 1/3 mines et 5 1/2 shequels d’argent. Le fils d’Iliya, Su-Suen, succéda à Enna-Suen à Kanès. Si Enna-Suen s’oppose à Istar-bani, Su-Suen s’occupera de l’affaire. Témoin Tab-silli-Assur fils d’Ili-alun, témoin Belanum fils de Su-Assur, témoin Assur-taklakun fils d’Alahum, témoin Ikuppiya. »

 

Anatolie - Villes paléo-assyriennes

Anatolie – Villes paléo-assyriennes identifiées dans ce blog

Ah-Salim a eu la marchandise entre ses mains

A priori, le nom de l’affaire en préambule de ce deuxième courrier laisse supposer qu’il n’y a aucun lien entre ces deux tablettes. Cependant, la mention, dans la première tablette, de Ah-Salim, affréteur maritime de marchandises entre Ulama et Wahsusana incite à mener une enquête : les deux affaires ont une même origine : Wahsusana. Et puis « Kültepe Tabletleri XI-a », de Hakan Erol, « Kt 92/k 822 » montre qu’Ah-salim utilisait son nom dans de nombreuses transactions :« […] le cuivre qui se trouve à Ulama ; Ah-salim pèsera le cuivre de Su-Istar à Ulama. Son argent passera en « Eqlum » à Ulama au nom d’Ah-salim. […] » Pourquoi cet argent de Su-Istar est-il mis au nom d’Ah-salim ? Les traducteurs de ces tablettes ont observé que de nombreuses transactions se faisaient par des marchands anonymes. Ici Ah-salim est un prête nom, et le prête nom est utilisé uniquement pour le cheminement de l’argent en paiement de marchandises qui passent entre les mains d’Ah-salim ! Probablement que les marchands en question ne souhaitaient pas laisser de traces de l’utilisation du chemin de la contrebande.

Rôle de Puzur-Istar
Dans le premier courrier ci-dessus, le nom de Puzur-Istar apparaît. Des lacunes ne nous permettent pas de comprendre la déclaration de cet acteur. Mais un dénommé Puzur-Istar était, aussi, très actif dans l’utilisation de la sukinnu-route et dans Wahsusana. Par exemple CCT 2,46b de Cécile Michel dans « Correspondance des marchands de Kanish » a pour auteur Puzur-Istar : « Imdilum a en créance sur toi ½ mine d’or pur d’excellente qualité pour la caravane d’Assur. Tes échéances sont passées. En outre, tu reçois 30 mines d’étain, alors tu verseras l’étain et ½ mine d’or de bonne qualité dans Wahsusana. […] » Cependant, les différentes archives éditées montrent un nombre important de marchands assyriens avec ce nom. Ainsi, dans la série « Kültepe Tabletleri VI » publiée par Mogens Trolle Larsen apparaissent 11 Puzur-Istar avec des pères différents.

Qui était Enna-Suen fils de Su-Anum, dont l’argent a été égaré
Cet Enna-Suen fils de Su-Anum est celui qui aurait dû recevoir l’argent, mais qui, donc, n’a rien réceptionné.
Au moins 16 assyriens avaient le nom d’Enna-Suen. Heureusement, la deuxième tablette nous informe du nom de son père, Su-Anum. Même dans les archives de Buzutaya, deux Enna-suen différents sont destinataires de la tablette « Kt. C/k 1504 », sans distinction possible par la mention du père.
Toutefois, dans « Kt. C/k 1009 », Enna-Suen semble être cette personne lésée. En même temps, le texte montre que ce fait divers a eu un retentissement important dans Kanès. Kurara y dit : « Pendant que j’étais ici, je vous ai prévenu et vous ai dit : « Faites attention avec l’argent que vous pesez plus que le mien […] et que les nouvelles arrivent ici pour savoir si quelqu’un a pris l’argent d’Enna-Suen. »
Heureusement, nous avons retrouvé des textes avec Enna-Suen fils de Su-Anum dans d’autres éditions et nous pouvons ici donner des précisions quant à sa profession et à ses lieux d’activité :
Dans « Kültépé tabletleri VI » de Morgens Trolle Larsen se trouve un seul texte qui évoque ce personnage. C’est « Kt 94/k 1534 » qui est un relevé des dépenses de l’avocat Ababa chargé de dénouer les encours commerciaux après le décès du commerçant Salim-Assur. Enna-Suen fils de Su-Anum est le témoin d’un achat de textile à Wahsusana.
De même, dans « Kültépé tabletleri V » de Klaas R. Veenhof, se trouve une seule tablette, « Kt 92/K 234 », que voici en totalité : « Atata nous a saisi contre Enna-Suen, fils de Su-Anum et Atata dit : « Regardez, 3000 mines de cuivre le souverain de Wahsusana a promis de vous payer en guise de règlement final. Vous veillerez à ce que l’argent payé pour cela me parvienne en Cité (Assur). Vous en tireriez profit et j’obtiendrais le capital. » Ennam-Suen a répondu : « Je veillerais à ce que l’argent payé pour le cuivre vous parvienne dans la Cité et je ferais des achats avec et je profiterais du profit effectué ». En présence de Nab-Suen, fils de Pilah-Istar, de Malik-ennam, le scribe. »
Remarque : Irfan Albayrak et Hakan Erol considèrent que Adada et Atata ne sont qu’une seule et même personne : l’avocat entreprenant bien connu des archives de Salim-Assur.
A Wahsusana, localisée dans ce blog dans l’île de Chypre, déjà, à cette époque, la monnaie locale était sans doute le cuivre. Et Enna-Suen est ici chargé de vendre le cuivre contre de l’argent, or, la bonne place de marché pour faire cela est Purushattum. Mais les quantités de cuivre ne correspondent pas. Est-ce qu’Enna-Suen, comme évoqué, en a profité pour faire un chargement beaucoup plus important vers Purushattum ? C’est très probable compte-tenu de la conversation précédente.
Enna-Suen fils de Su-Anum semble, donc, après avoir résidé quelques temps à Kanès – où il a été remplacé par Su-Suen dans son poste – avoir été affecté à Wahsusana. Il y a exercé principalement un métier dans la justice : juge ou d’avocat. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’apparaît pas dans d’autres transactions commerciales. Et donc, ce n’était pas un habitué des circuits et des méthodes d’échanges des matières premières.

Qui était Istar-bani, l’accusé ?
Les auteurs de « Kültepe Tabletleri IX-a » ont identifié Istar-bani comme étant le fils d’Assur-emuqi et petit-fils de Buzutaya, le propriétaire des archives. Assur-emuqi y est l’acteur commercial le plus important : il apparaît dans plus de 60 tablettes des archives de Buzutaya. Son fils, Istar-bani, jeune marchand, est mentionné dans 21 textes.
Voici une tablette, « Kt. C/k 1500 », qui explique le rôle d’Assur-emuqi et de son fils Istar-bani. Le sceau de Su-Suen, fils d’Iliya en fin de document laisse à penser qu’il s’agit d’une copie d’un registre qui était tenu dans Purushattum. C’est peut-être la preuve qui a accusé Istar-bani, même si la quantité d’argent résultante du prix du cuivre, 6 mines, ne correspond pas (cela expliquerait la phrase de Kurara à Assur-emuqi « Faites attention avec l’argent que vous pesez »). Mais le deuxième pesage, en lacune, est sans doute à ajouter : la totalité du cuivre aurait été acheté par deux personnes différentes.
« Sceau du karum de Purushattum. Avec une charge lourde, Il pesa 660 1/2 mines de cuivre dans le karum de Purushattum pour Assur-emuqi, qui était le paiement d’égalisation d’Ennanum fils de Su-Hubur. Semaine « Hamustum d’Assuris-tikal », mois « d’Ab-sarrani », de l’année « d’Assur-imitti », il ajoutera des intérêts de 2 shequels par mine et par mois. Sceau du karum de Kanès. Effaçant la dette du fils de Buzutaya, Assur-emuqi, il pesa 6 mines d’argent raffiné à son fils Istar-bani du karum de Kanès. Semaine « Hamustum de Kulumaya », mois de « Kuzallu », à partir de l’année « d’Ennam-Anum ». Ils ajouteront l’intérêt d’un shequel pour chaque mine et par mois. Le sceau du karum de Kanès. Le fils de Buzutaya, Assur-emuqi, pesait x mines d’argent raffiné, ce qui représentait un paiement d’équilibre de 23 chacun, à Assur-taklaku du karum de Kanès. Semaine « Hamustum de Kulumaya », mois de « Kuzallu », à partir de l’année « d’Ennam-Anum », des intérêts de 2 shequels seront ajoutés par mine et par mois. Le sceau d’Assur-nimri, fils d’Iddin-Suen, le sceau de Man-mahir, fils d’Amur-Istar, le sceau d’Assur-emuqi, fils de Buzutaya. Assur-emuqi, fils de Buzutaya, possède 3 mines d’argent raffiné de Puzur-Ana, fils d’Ennam-Assur. À partir du mois « d’Ennanum fils d’Amriya », le mois « d’Ab-sarrani », à partir de l’année d’Assur-malik, fils d’Alahum, il ajoutera 2/3 shequels d’intérêt pour chaque mine par mois. Il a pris l’argent sur la base de pierre de poids d’une mine d’Assur-nimri. Par conséquent, 1/2 shequels ont été remboursés pour chaque mine. Le sceau d’Irma-Assur, fils de X. Le sceau de Su-Suen, fils d’Iliya. Sceau d’Enah-ili, fils de X. 1 mine de son compte courant, 1 mine de son compte naruqqum. Ils l’ont donné à Assur-amuqi et dans le document […] Le sceau de Meanum. Je m’appelle Buzutaya […] »
Le scribe est possiblement un homonyme du propriétaire des archives, mais la suite de cette page va nous montrer qu’il s’agit plutôt de Buzutaya lui-même, qui a vécu jusqu’à un âge avancé. Le peseur des métaux réceptionnés à Purushattum apparaît clairement comme étant Assur-emuqi alors que son fils, Istar-bani, habite au karum de Kanès, probablement auprès de son grand-père.
« Kt. C/k 1600 » confirme la présence d’une maison propriété d’Assur-emuqi à Purushattum : « Le karum de Kanès dit : Pour le karum de Purushattum : Assur-dugul, les financiers et Assur-emuqi ont fait appel à nous et Assur-dugul a dit : J’ai laissé mon sceau, mes paquets d’argent et mon étain dans la maison d’Assur-emuqi. […] ».
Dans leur ouvrage, Irfan Albayrak et Hakan Erol indique que Buzutaya avait des attaches familiales vers Zimishuna et qu’il était un fils de Su-Istar, peut-être celui qui nous apparaît d’origine Louvite et qui commerçait au sud de l’Anatolie. C’est possiblement le fruit d’une liaison passagère avec une prénommée Sad-ili.

Qui était Belanum ?
Dans plusieurs textes de l’ouvrage d’Irfan Albayrak et Hakan Erol, Belanum apparaît sous la dépendance d’Assur-émuqi, soit comme transporteur, soit comme commerçant. En exemple, voici un extrait de « Kt. C/k 1300 » : « Ili-alun et votre adjoint disent : dites-le à Assur-emuqi ! 40 mines d’argent x-num ont été apportés ici. Grâce à […] Vos biens sous l’administration de Belanum ont été dépensés pour vous. Avec notre sceau, Belanum vous transmet tout cela. […] »

Qui étaient Lipit-Istar et Ahiya
Voici deux textes qui donnent un aperçu des personnalités de ces deux frères fils de Lalum :

  • Kt. C/k 884 : « Pour le karum de Kanès, de la part du karum de Purushattum : Ici, nous avons reçu la taxe sadduatum de 1/2 mina d’argent du fils de Lalum du Karum de Kanès. Il a dit : « L’argent appartient à Lipit-Istar ». Là, Lipit-Istar ne jure que par l’épée du dieu Assur, car son frère ne nous est pas digne de confiance. C’est son argent que nous avons vraiment bloqué, libérez-le ! L’argent de la taxe sadduatum est conservé. »
  • Kt. C/k 888 : « Le sceau de Begaya le fils d’Istar-palil ; Le sceau d’Anina le fils d’Assur-bel-awatil ; Le sceau d’Alahum le fils de Salim-Assur ; Le sceau d’Ahiya fils de Lalum. Ahiya, le fils de Lalum, a sur lui 45 mines d’argent raffiné appartenant à son frère Lipit-Istar. Il pèsera jusqu’à 50 semaines à partir de la semaine « hamustum d’Ennum-Assur et Salim-ahum ». S’il ne le pèse pas, il ajoutera un intérêt de 1 1/2 shequel par mois pour chaque mine à partir de l’année du « marin Assur-imitti ». Des réclamations ont été faites ici pour de l’argent, là pour des marchandises commerciales. Témoin Ikuppiya fils d’Ili-masar ; témoin Assur-nisu fils d’Amur-Istar ; témoin Su-Belum fils de Puzur-adad. »

En résumé : Les deux frères sont deux nouveaux acteurs commerciaux près à saisir toutes les opportunités. Si la réputation de Lipit-Istar est excellente, à l’inverse, celle d’Ahiya n’est pas bonne.
Lipit-Istar fils de Lalum est installé à Kanès alors que son frère, d’après la tablette des faits en début de cette page, est installé à Kussara. Et Ahiya est celui qui achemine l’argent de Purushattum à Kanès. Il faut noter que le dernier texte ci-dessus fait apparaître des pénalités, en intérêt, si le transporteur d’argent n’achemine pas la marchandise dans les délais. A la réception finale il y a un pesage pour s’assurer qu’il n’y a pas eu de détournement.

Notre compréhension des faits qui ont conduit à l’inculpation d’Ahiya
Il faut noter que, dans la petite archive de Lipit-Istar il n’est pas fait mention de Buzutaya, ni d’Assur-emuqi et ni d’Istar-bani. Il n’y a qu’une tablette de Belanum, le transporteur, qui fait le lien entre les familles des deux archives. Voici ce courrier Kt. C/k 1443 : « Belanum dit, pour Lipit-Istar ! : Ici, suite aux instructions du Karum, la caravane ne pourra pas entrer avant 4 ou 5 mois. Qu’un de tes serviteurs intercepte Ahiya et atteigne la caravane afin que nous puissions constater le bénéfice de 1 mine d’argent. Le pays de Purushattum est calme. S’il vous plaît, envoyez vraiment un de vos serviteurs à Ahiya le jour où vous entendrez ma lettre, qu’il bloque la route et réussisse à atteindre la caravane. S’il vous plaît, faites attention ! Agir intelligemment ! »
Belanum semble affolé par un retard d’une caravane de Purushattum vers Kanès et demande à Lipit-Istar de faire intervenir Ahiya depuis Kussara – ville sur la route de la caravane – afin d’assurer le cheminement des marchandises mais surtout de l’argent dans les délais. Dans la précipitation les tablettes commerciales n’ont sans doute pas été modifiées. Ahiya a probablement réussi à acheminer l’argent dans les délais, mais sans avoir eu la connaissance du destinataire final. Il a probablement remis la marchandise à son frère.
Sans tablette prouvant l’origine de l’argent, les deux frères se sont trouvés piégés, sans doute sous la pression des juristes Enna-Suen fils de Su-Anum et Ababa. Lipit-Istar, acculé, a témoigné contre son frère.
Ce n’est qu’après une enquête plus approfondie que le destinataire intermédiaire prévu à Kanès, Istar-bani, a pu être identifié.
Kt. C/k 891 est la conclusion de l’affaire : « L’avocat d’Assur-emuqi et Istar-bani nous ont retenus comme témoins contre Enna-Suen, et Istar-bani a dit à Enna-Suen : « Entrez, entrez et laissez-moi peser le paiement de la dette avec vos nombreux partenaires et régler la dette. Scellons l’argent et portons-le à l’avocat d’Assur et payons vos 10 mines 13 1/3 shequels d’argent ». Enna-Suen a répondu en disant : « J’ai été envoyé à Assur. J’irai de nouveau à Assur. Vous et le financier de votre père allez régler le problème à Assur ! De plus, le paiement de la taxe datum et de la taxe nishatum sur mon argent seront décomptés et je paierai cela dans la ville ». Sur ces déclarations, le karum de Kanès nous a livré son témoignage. Nous avons témoigné devant le poignard d’Assur. Témoin Assur-tukulti, témoin Assur-imitti. »

Qu’apprend-t-on sur les circuits commerciaux paléo-assyriens
Il faut remarquer qu’Assur-emuqi pèse systématiquement les métaux réceptionnés à Purushattum, comme le fait Ah-salim avant la traversée maritime entre Wahsusana et Ulama. Il s’agit probablement d’une façon de sécuriser la marchandise, autant des risques de détournement par les transporteurs que du risque de naufrage !
« Kt. C/k 1501 » est particulièrement éclairant sur l’organisation du transport de l’argent dans ces traversées. Istar-bani y est le propriétaire, Belanum apparaît comme étant un des transporteurs et Assur-emuqi est probablement le peseur à Purushattum : « Assur-tab, fils de Lulu, a sur lui 4 mines d’argent raffiné d’Istar-bani. Il pèsera le mois « Ab-sarrani » de l’année « d’Akutum », pour une échéance à 10 semaines. S’il ne le pèse pas, il ajoutera des intérêts de 1 1/2 shequels pour chaque mine par mois. Assur-tab, fils d’Husanum, a sur lui l’argent d’Istar-bani, augmenté à 1 mine 1/2 shequel. Il pèsera le mois » Mahur-ili » de l’année « d’Akutum » pour une échéance à 5 semaines. S’il ne le pèse pas, il ajoutera des intérêts de 1 1/2 shequels pour chaque mine par mois. Assur-malik, fils de Su-Enlil, a sur lui l’argent d’Istar-bani, 1/1 mina 7 shequels d’argent pur. Il pèsera le mois « Belti-ekallim » jusqu’à 5 semaines à partir de l’année d’Akutum ». S’il ne la pèse pas, il ajoutera un intérêt de 1 1/2 shequels pour chaque mine. Belanum, fils d’Amur-Samas, a sur lui 4 mines d’argent d’Istar-bani sous forme de sable. Il pèsera le mois « Belti-ekallim » jusqu’à 1 an, à partir de l’année « Enna-Suen ». S’il ne le pèse pas, il ajoutera des intérêts de 1 1/2 shequels pour chaque mine par mois. 5 talents et 20 mines de cuivre brisé se trouvent chez Belanum. Assur-tab ira sauvegarder son document. 1/2 mina 5 shequels d’argent est à Ea-damiq, fils d’Izkanum. Ils livreront l’argent lorsqu’ils entreront dans Wahsusana. »
En plus, dans ce texte, il semble qu’il y a des départs échelonnés dans le temps de chaque transporteur : il est probable que ces précautions ont été prises après les événements racontés dans cette page.
Ce fait divers met en lumière les circuits commerciaux du sud de l’Anatolie, à partir de l’île de Chypre (Wahsusana) qui avait, déjà, surtout du cuivre comme métal monétaire. De grandes quantités de ce minerai, ou de cuivre raffiné, pouvaient être transportées par la voie maritime jusqu’à l’extrême ouest de l’Anatolie (Purushattum). Ce savoir-faire était antérieur à la période paléo-assyrienne (voir ici).
Et c’est à Purushattum que les Assyriens trouvaient l’argent, métal dont ils ont fait leur monnaie. C’est devenu un héritage à nos temps modernes. Le transport de l’argent était essentiellement effectué, à chaque fois que cela était possible, par la voie terrestre.
Globalement, ces textes paléo-assyriens montrent que le financement des échanges commerciaux était décidé depuis Assur. Depuis cette ville les Assyriens exportaient vers l’Anatolie des tissus et de l’étain, qu’ils échangeaient en priorité contre de l’argent. L’argent revenait à Assur. A l’occasion, les tissus et l’étain pouvaient être réglés contre du cuivre. Mais cela les obligeait à transporter ce métal jusqu’au marché de Purushattum pour avoir de l’argent.
Pour l’Anatolie, le pilotage des opérations et, notamment, la connaissance des financiers d’Assur à l’origine des échanges et celle des intermédiaires se faisait depuis Kanès : ce pilotage ne s’est pas fait dans « l’affaire de Wahsusana ».

Epilogue
Dans les archives de Buzutaya se trouvent d’autres affaires juridiques, notamment celle-ci (Kt. C/k 1174) « Pour Su-Hubur, Assur-bani, Ili-alum, Isma-Assur et Assur-emuqi, Buzutaya dit : J’ai pris et garde la tablette du karum de Purushattum et les tablettes de mes témoins concernant le meurtre de mon serviteur et du fils d’Assur-nada. Quand j’ai enquêté sur l’affaire […] J’ai révélé que c’était un meurtre […] Ce que j’entends est le leur […] Achetez-le pour moi et envoyez leur tablette ici […] »
Buzutaya est indigné ! Et il nous explique ici pourquoi, quatre mille ans plus tard, les archéologues ont retrouvé ces deux ensembles de tablettes.
Notre curiosité nous a amené à faire d’autres recherches, notamment pour savoir qui pouvaient être le serviteur et le fils d’Assur-nada. Buzutaya ne nous précise pas les noms des victimes. Nous pressentons que Belanum est probablement le serviteur, mais qui est l’enfant d’Assur-nada ? Dans « The Assur-nada Archive » de Morgens Trolle Larsen il n’y a pas de trace de meurtre d’un enfant d’Assur-nada. Nous en avons déduit que cet Assur-nada devait être un homonyme. Et nous avons trouvé ce texte (Kt 90/k232) publié par Cécile Michet et Paul Garelli dans « Tablettes paléo-assyriennes de Kültepe » : « Par devant Tab-silli-Assur fils d’Ali[…], par devant Ili-pilah fils d’Assur-nada, par devant Iddin-Kubbum fils d’Enna-Sin, par devant Anah-ili fils d’Enna[…] Par devant ces hommes […] Atata qui […] les hommes […] il les a approchés et Assur-bani a dit ceci à Atata et à son fils : « Relativement aux 4 mines d’argent qu’Assur-malik, fils de Sin-nada possède en créance sur toi, j’ai des droits sur l’argent[…] Tu dois accepter soit de l’argent […] soit du cuivre. L’argent est l’argent de […]. Dans […] Tu ne dois pas libérer Assur-malik ».
Cette tablette est relative au tout début de notre affaire, et on y reconnaît Atata, le célèbre avocat qui fait du commerce et on y apprend qu’il avait un fils avec lui. En même temps, un enfant d’Assur-nada, Ili-pilah, y est mentionné ! Notre enquête s’est trouvée facilité par le fait qu’Ili-pilah est un nom extrêmement rare dans toutes les archives de Kültepe : Dans les cinq volumes « Kültépé tabletleri VI » de Morgens Trolle Larsen se trouvent 3 tablettes qui évoquent ce nom. On y apprend qu’Ili-pilah avait un local commercial et, quand il n’y était pas présent, c’est sa femme qui s’occupait de la succursale. « Kt94/k 1698 » mentionne de la marchandise au sceau de Belanum réceptionnée par Ili-pilah, ce qui est une preuve que ces deux hommes étaient contemporains et qu’ils se connaissaient. Voilà qui pouvaient êtes les victimes, et ces meurtres sont probablement liées à l’affaire de Wahsusana.
Ce qui surprend, dans ce dernier texte, c’est que la propriété de l’argent de la créance y est contesté par Assur-bani. « Kültepe Tabletleri VI-a » montre qu’Atata a été missionné pour dénouer les en-cours financiers de Salim-Assur après sa mort. L’argent en question provient probablement d’une affaire commerciale initiée par Salim-Assur et non dénouée avant son décès. Selon notre droit moderne, l’argent du défunt revient à ses enfants. Surtout que l’avocat s’est fait rembourser ses frais de déplacement sur l’héritage (voir Kt 94/k1534). Mais à cette époque, par exemple en Égypte, nous savons que les biens des nobles revenaient au pharaon à leur mort. Nous ne savons pas quel était le droit assyrien sur ce sujet ! Il se peut qu’il y ait eu une certaine concurrence entre Assur et Kanès sur les ressortissants assyriens installés en Anatolie depuis plusieurs générations.
Et puis dans « Kültepe Tabletleri VII-a », édité par Sebahattin Bayram – Remzi Kuzuoglu nous avons trouvé une mention d’un prénommé Puzur-Istar fils d’Atata. Si, chez les Assyriens, le commerce était mené en famille, il en a peut-être été de même pour la justice. Dans ces tablettes immortalisant ces affaires, précieusement archivées par Buzutaya, la justice a probablement été prise en défaut. Pour preuve, voici cette autre tablette (Kt. C/k 1504) des archives de Buzutaya : « Pour Enna-Suen, Dan-Assur, Summa-libbi-Assur, Irma-Assur et Enna-Suen ! Assur-emuqi dit ! Surtout pour Summa-libbi-Assur et Irma-Assur ! Là, au début de mon voyage, avant de me rendre à la ville (Assur), Enah-ili arrangea en vos présences mes billets à ordre de 8 mines d’argent. Il m’a donné le document d’une valeur de 4 mines d’argent. Il m’a donné le document concernant 2 mines d’argent à récupérer auprès de Kukunum. Il m’a donné le document concernant 2 mines d’argent à récupérer auprès du fils d’Atata. J’y suis allé, ses hommes n’ont pas discuté du montant de l’argent. Conformément à notre promesse précédente, si ses hommes ne me donnent pas l’argent, j’irai chercher l’or qu’ils m’ont promis, je prendrais l’or et l’argent que ses représentants me donneraient, et il m’enverrait le reste de l’argent le plus tôt possible. Ses adjoints m’ont donné l’or, et j’ai reçu 1 1/3 de mines et 2/3 de shequels d’argent. Ils ne m’ont toujours pas envoyé le reste de l’argent. L’homme s’est opposé à moi. Vous êtes mes frères. L’affaire vous est soumise. Soutenez-moi avec vos paroles où avec mes représentants et ils seront d’accord et ils parleront. »
Voilà les événements décrits dans ces tablettes d’il y a quatre millénaires. Nous vous les avons présentées telles que nous les avons comprises, sans en rajouter. Cela n’a peut-être pas été le cas de Buzutaya, très indigné : certaines de ses tablettes apparaissent clairement comme étant des recopies, avec des phrases qui semblent hors contexte !

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